Article rédigé sur base de la conférence « L’avenir de la région liégeoise : avec les femmes, osons le développement durable » du 24 octobre 2005- Liège (organisation : le Monde selon les femmes/Etopia_) Claudine Drion, Le Monde selon les Femmes ([->www.mondefemmes.org]) et Laurence Lambert, Etopia_

1 Introduction

Autour d’Aurélie Filipetti , auteure des “derniers jours de la classe ouvrière”, quatre liégeoises. En tout, cinq femmes politiques engagées dans les luttes sociales ancrées dans le passé du charbon et de l’acier. Leur engagement, elles le concrétisent dans le projet de l’écologie politique et elles revendiquent leur option féministe. Elles analysent la situation socio-économique de leurs régions, très riches l’une comme l’autre jusque dans les années ‘60. Ici comme là-bas, à Liège comme en Lorraine , les mines et les hauts fourneaux comme décor au quotidien ; un passé fait de luttes et de solidarité qui ne peut être oublié mais aussi un avenir à repenser autrement, avec un véritable projet de société pour créer de l’activité économique pour les femmes et pour les hommes tout en intégrant l’environnement.

Aurélie Filipetti, est conseillère d’arrondissement du 5ème à Paris pour les Verts. Fille de mineurs lorrains elle est devenue normalienne et professeure de lettres classiques.
Muriel Gerkens est députée fédérale Ecolo ; Murielle Frenay, conseillère provinciale Ecolo, militante syndicale et altermondialiste ; Gisèle Eyckmans, conseillère de l’aide sociale Ecolo et éducatrice et Bénédicte Heindrichs, conseillère politique Ecolo au Parlement Wallon.

Elles ont ensemble débattu le 24 octobre à Liège, à l’occasion d’une soirée publique organisée par Etopia_ et le Monde selon les femmes.

2. De la trahison à l’engagement

“Il faut pleurer pour ceux qui un jour sont partis”, écrit Aurélie Filipetti. Le passage des enfants d’ouvriers vers des métiers d’un autre type – ceux considérés comme « de l’autre côté de la barrière » – n’est pas facile. Dans cette ascension sociale, “on vit une douleur, un sentiment de trahison, celui d’être passé de l’autre côté, de ce côté d’où l’on regardait les ouvriers avec mépris et où l’individualisme est une valeur”.

Après ses études à Paris, ce sentiment de trahison envers les siens a débouché, chez Aurélie Filipetti, sur le désir d’écrire, de rendre hommage, de répondre à un devoir de mémoire, parce que l’histoire de la classe ouvrière, celle des « gueules noires » et des « hommes d’acier », n’est pas enseignée dans les écoles, parce que cette histoire là est mal connue, voire ignorée du plus grand nombre.

L’écologie politique, démocratie participative et santé environnementale

Le passage chez les Verts français pour Aurélie Filipetti ou à Ecolo pour nos quatre intervenantes liégeoises, ainsi que pour plusieurs des invité(e)s de la salle, ne s’inscrit pas naturellement dans la lignée de leur histoire familiale respective. Normalement, leur histoire personnelle, leur enracinement familial, leur ancrage social les auraient conduit(e)s dans un engagement au Parti socialiste (PS), au Parti communiste (PC) ou dans une organisation syndicale.

Parce que pour chacune d’entre elles, il s’agissait de tirer les leçons de l’histoire. Une histoire où l’on promettait aux ouvriers un avenir plus serein, un travail dans de meilleures conditions mais aussi une hypothétique reconversion des usines qui commençaient à fermer leurs portes. Une histoire qui a pourtant conduit à des licenciements massifs dans une région qui n’offrait pas d’autre travail que celui de la mine ou de la forge.

Aurélie Filipetti part de l’analyse selon laquelle les ouvriers, au début des années ’90, se sont trouvé confrontés, d’une part à la fermeture de leurs usines et d’autre part, avec la chute du Mur de Berlin, à la fin d’un modèle, d’un idéal de justice porteur d’espoir qui leur donnait courage. La découverte des dérives du communisme se retournait péniblement contre ceux qui avaient tant donné à leur usine, à leur métier, alors que la plupart d’entre eux croyaient encore à ces valeurs. Ces ouvriers se sont retrouvés seuls, isolés, ignorés de la classe politique pour affronter cette double tragédie. La fin d’un monde industriel du charbon et de l’acier s’annonce alors et avec lui, un tremblement de terre idéologique qui a malheureusement rarement débouché sur des débats publics.

Les vingt dernières années de l’industrie lourde ont cruellement baigné les travailleurs dans le mensonge. Parce que l’on répétait aux ouvriers qu’ils allaient retrouver du travail, parce que les dirigeants du PC laissaient entrevoir l’illusion que la vie en URSS était formidable et que le communisme pouvait les tirer d’affaire. Cette manière de mentir d’en haut a profondément choqué Aurélie Filipetti qui dénonce l’absence totale de responsabilité du Parti communiste, comme ceux de la gauche classique envers les travailleurs et leur famille, qui décrie aussi leur dénigrement envers l’environnement qui s’est considérablement dégradé pendant la période de pleine production dans les bassins miniers et sidérurgiques.

Mais aujourd’hui, le mensonge et le mépris persistent encore autour de la question des maladies professionnelles si souvent présentes chez les travailleurs de Lorraine – comme ceux de Liège – qui ont payé un lourd tribut. Les drames humains sont innombrables (silicose, sidérose, cancers du poumon, accidents du travail, …) et les familles sont souvent seules face à la maladie. Aujourd’hui, des familles luttent encore pour la reconnaissance d’une maladie professionnelle d’un père, d’un mari, d’un frère, …. Le combat est rude pour des hommes dont la chair est terriblement stigmatisée par le travail !

Les paysages, le cadre de vie aussi sont imprégnés des cicatrices semblables à celles qui ont marqué les hommes : des carrières qui éventrent les paysages, des forêts de feuillus remplacées par des résineux, des cités ouvrières qui façonnent les villes marquées d’une ségrégation sociale forte, … Sans compter cette tragédie urbanistique qui perdure parce que les maisons des cités ouvrières sont aujourd’hui fissurées à cause des affaissements miniers dans les zones de galeries inondées où habitent les familles et leurs enfants.

Aurélie Filipetti souligne encore le rôle des femmes dans les cités ouvrières, confrontées à un monde viriliste qui valorise la force et le travail des hommes. La journée, pendant que les hommes travaillent à la mine ou à la forge, la ville leur est livrée. Les jeunes filles vont à l’école ménagère et les garçons en apprentissage. Et ce sont ces femmes qui permettent de tenir bon, qui soignent les hommes rongés par les maladies du charbon ou de l’acier, qui assument seules quand ils disparaissaient. Ce sont ces femmes qui ancrent les valeurs fondamentales de solidarité et de dignité. C’est pour cette raison que l’auteure leur rend hommage.

En milieu industriel, l’image traditionnelle de la femme au foyer ou de celle qui n’apporte que le salaire d’appoint est encore très forte. Aurélie Filipetti le rappelle. Mais reconnaître leur rôle dans la transmission fait partie du devoir de mémoire. Par ailleurs, les mutations du monde du travail ont abouti à une féminisation du monde ouvrier, dans des conditions nettement plus précaires que le travail des hommes (travail à temps partiel, flexibilité, droits à la pension rabotés, …), ce qui fragilise les femmes sans que les organisations syndicales ne portent leurs revendications de manière prioritaire.

Face au drame social, à la détresse humaine de familles entières et devant le gâchis environnemental qu’a causé un mode de production dépassé, “Plus jamais on ne doit tout sacrifier pour sauvegarder l’emploi car non seulement on a sacrifié des gens mais finalement on a aussi perdu l’emploi” conclut Aurélie Filipetti

Pour l’auteure des « Derniers jours de la classe ouvrière », l’engagement politique chez les Verts est venu du désir de respecter les travailleurs qui auraient dû être associés au débat sur la fin de la sidérurgie pour porter un projet sur l’avenir de leur région. L’écologie politique repose sur une démocratie participative forte, visant davantage à responsabiliser chaque citoyen-ne, et une transparence des modes de gestion de la chose publique. Par ailleurs, la question de la santé environnementale, posée notamment par la problématique de la reconnaissance des maladies professionnelles, est aussi au cœur de l’engagement politique d’Aurélie Filipetti.

Les cinq femmes politiques s’accordent sur la nécessité de promouvoir un nouveau mode de gestion permettant d’impulser des modes de développement économique qui respectent la santé et le bien-être de ceux qui travaillent ainsi que l’environnement dans lequel ils vivent.

Pour Murielle Frenay et Gisèle Eyckmans, le récit d’Aurélie Filipetti les replonge dans leurs propres racines familiales ouvrières. Selon elles, c’est la solidarité, au cœur du choix politique dans lequel elles se sont engagées, qui les a amenées à se tourner vers Ecolo, parti dans lequel la pensée globalisante permet de réfléchir à une sécurité sociale juste et équitable. Mais pour ces deux femmes, rester fidèles aux valeurs du monde ouvrier et du syndicalisme, c’est aussi s’ancrer dans une solidarité pensée en fonction du nouveau contexte qui s’est imposé, sans renier le passé qui a marqué leur histoire. L’écologie politique est aussi un engagement d’un type nouveau qui allie l’action collective et l’esprit critique personnel et où les femmes occupent une place importante. Elle permet aussi d’intégrer le long terme et les droits des générations futures.

3. L’option féministe et le développement durable

Aujourd’hui, dans la sphère politique, pour Bénédicte Heindrichs, être une femme n’apporte pas un plus en tant que tel, mais avoir une approche « genre » amène une vision nouvelle pour intégrer une démarche de développement durable. Ainsi, dans le cadre du redéploiement économique de la Région wallonne, et notamment à Liège, la question de la localisation et de l’aménagement de nouvelles zones d’activités économiques doit prioritairement être posée avec un regard « genre ». En effet, toute politique d’aménagement du territoire doit intégrer les questions de la mobilité des femmes (transports en commun, proximité des écoles…), de la structuration de leur temps et de la flexibilité de certains métiers typiquement féminins. Aujourd’hui, ces contraintes sont encore peu prises en compte. Et si c’est une partie de la société qui se trouve lésée, les répercussions négatives concernent tout le monde. Implanter un zoning dans un endroit éloigné des autres fonctions sociales et des infrastructures publiques ne permet pas à des femmes de s’intégrer facilement sur le marché de l’emploi et ce choix multiplie les déplacements individuels. C’est tout le contraire d’un développement durable ! Observer les pratiques des femmes et les écouter aboutit à une politique de mobilité cohérente et constitue un plus pour l’environnement.

Entre les questions d’environnement et le féminisme, un parallélisme peut être clairement établi, comme si un bruit de fond favorable existait autant pour le développement durable que pour l’approche genre (égalité entre les femmes et les hommes). Mais, dès que l’on aborde, dans les sphères de décisions politiques, les budgets publics et l’allocation des ressources, ces questions sont encore loin d’être prises en considération, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement ignorées voire méprisées. N’est-ce pas tout simplement le reflet d’une absence de représentation féminine dans les fonctions décisionnelles – politiques ou économiques – importantes ? Les mouvements de femmes et les mouvements environnementaux auraient tout à gagner à construire des stratégies concernant les questions budgétaires qui donnent en dernier ressort les moyens d’action à une politique.

L’avenir de la région liégeoise

Les liégeoises ont constaté que la question du genre était absente du dossier de redéploiement de leur région. Ainsi, le directoire du Groupement de Redéploiement Economique du Pays de Liège (GRE) est composé des trois hommes, les 3 permanents du GRE sont aussi des hommes, les deux seules femmes présentes assument des fonctions de secrétariat. Comme on le constate partout en Europe, les vrais organes de pouvoir (en l’occurrence les Intercommunales) n’ont aucune perspective de « genre ». Plus que jamais, un des combats à mener pour assurer un espace de décision démocratique et représentatif est d’obtenir la parité dans les Intercommunales.

Trop souvent encore, les politiques régionales scindent le développement économique et les dimensions de bien-être de la population. C’est tout le contraire d’un projet de développement durable qui vise à réconcilier les dimensions économiques, sociales et environnementales. C’est aussi ignorer les revendications féministes élaborées sur le constat selon lequel on ne bâtit pas un univers économique sans tenir compte des réalités sociales au quotidien. Aujourd’hui plus que jamais, les besoins sociaux au niveau de la qualité de vie, du care (soin aux personnes) répondent à un réel besoin et sont créateurs d’emplois. Il faut anticiper et former les gens aux nouveaux métiers.

Mais les choses évoluent … Ainsi, les avis du Conseil wallon pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes (CWEFH) sont élaborés pour porter un regard « genre » sur la politique du Gouvernement wallon. Le CWEFH ayant été consulté sur le Décret sur la démocratie locale, ses membres ont toutes et tous été favorables au décumul des mandats au plan local. C’est sans doute une piste pour que les femmes soient proportionnellement mieux représentées. Espérons que cet avis soit pris en compte dans la lecture finale du Décret !

Le redéploiement économique d’une région comme celle de Liège est une occasion unique pour les décideurs politiques, pour les acteurs économiques de faire preuve d’une réelle démocratie participative, où les citoyens, les habitants, femmes et hommes, réfléchissent ensemble au projet de leur quartier, de leur ville, de leur région.

L’exemple du redéploiement des quartiers du bas de Seraing, qui portent encore les traces d’une récente désindustrialisation, montre qu’associer la population à un projet pour redessiner la Ville, peut donner du sens au développement économique. Pour les habitants de cette région impliqués dans un défi collectif, l’occasion est nouvelle et novatrice. Alors que les plus anciens ont vécu l’essor industriel de la région, ont traversé, avec leurs familles, le déclin, les crises, les restructurations, les fermetures d’outils de production et les licenciements massifs, c’est la première occasion de participer au projet de redéploiement d’une région. Pourquoi a-t-il fallu attendre tant de souffrances et de misère ?

Et en conclusion …

Pour Murielle Frenay, il s’agit aussi d’être fièr(e)s de ce qui se vit chez nous afin de sortir de la sinistrose : valoriser les richesses et les spécificités de notre région. La richesse culturelle est un élément important et structurant pour construire le développement durable ; on ne peut pas inventer l’avenir sans intégrer l’histoire, les parcours de celles et ceux qui ont lutté pour des valeurs de solidarité et qui les ont transmises.

Muriel Gerkens invite à encourager les initiatives de femmes dans le domaine économique dans la région liégeoise, en intégrant la prise de risque, pour oser le changement. Elle souligne le rôle que peut jouer l’Agence pour le développement de la Province de Liège SPI+, dont trois postes de directions sur quatre sont portés par des femmes. Elle pointe encore le défi réussi du redressement des Cristalleries du Val-Saint-Lambert, projet porté aujourd’hui par une femme alors que plusieurs hommes l’avaient tenté, en vain.

Les défis à relever pour l’avenir de la région liégeoise ne peuvent être considérés comme une chance à saisir, par respect envers les drames humains et collectifs vécus dans les familles touchées par le déclin d’industries autrefois florissantes. Dans ce contexte il est temps de penser à un projet de développement durable, pour que les femmes, les hommes puissent reconstruire leur vie dignement, pour que les générations futures puissent hériter d’un environnement où ils pourront vivre et s’épanouir.

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